samedi 7 février 2015

Sélène




Les planches ne grinçaient pas au contact délicat de ses orteils.
Les rideaux ondulaient avec douceur à chacun de ses mouvements et ses cheveux argentés volaient dans les airs comme au ralenti, portés par la même brise dont elle semblait faite. Sa peau laiteuse tranchait violemment avec le noir dévorant du décor et son corps couvert d’un pan de tissu immaculé voletait autour d’elle, gracile. Ses mouvements semblaient aériens. Son corps sans densité.
Séléné volait plus qu’elle ne dansait.
Ses pieds virevoltaient sur la scène, quittant le bois par à coup pour mieux y retomber une fraction de seconde plus tard. Elle tournait à en perdre la tête, bondissait à n’en plus finir, se mouvait avec plus de douceur qu’un nuage, avec toutefois une précision chirurgicale.
C’était ainsi que les dieux l’avaient voulue. Seule, perdue sur cette estrade à danser à n’en plus finir pour leur divertissement, le corps inondé par un rai de lueur d’une blancheur pure. Sa peau semblait s’être accordée à ce faisceau opalescent qui lui éclaboussait le visage dès qu’elle levait ses yeux azur.

Séléné était le joyau de l’Olympe. La poupée de cire dont on ne se lasse jamais. La minuscule figurine pointilleuse qui s’agite sur une mélodie merveilleuse sitôt que l’on ouvre la boite à musique.

Elle dansait sans jamais regarder ailleurs que le lointain. Séléné ne regardait que l’horizon, l’avenir, le devant. Elle se jetait au sol pour mieux s’élever vers sa destinée, tournoyait à l’Est pour être irrévocablement attirée de nouveau vers le devant de la scène.
Et jamais Séléné ne s’arrêtait.
Jamais Séléné ne ressentait fatigue, ennui ou lassitude.
Jamais Séléné ne se sentait seule.

C’était une nuit comme les autres, et Séléné dansait de plus belle, jalousement gardée dans le palais de Zeus qui pour l’heure avait d’autres préoccupations. Elle ne dansait pour personne. Nul œil ne se posait sur elle mais elle se mouvait dans son espace comme à son habitude.

Alors qu’elle s’apprêtait à se jeter de côté, bras en arabesque, corps tendu par l’effort et la rigueur de la danse, quelque chose se brisa dans sa vie.
Un bras puissant heurta son bassin et Séléné s’arrêta.

Pour la première fois, Séléné s’arrêta.

Son corps se figea alors. Ses yeux s’écarquillèrent. Tous ses muscles se tendirent. Elle était bandée comme un arc, prête à décocher une flèche meurtrière sur quiconque l’avait arrêtée. Puis elle tourna les yeux et le monde s’arrêta de tourner. Seul son cœur battait le rythme.
Il était grand, large d’épaules, bâti comme tous les autres dieux. Il était parfait. Sa peau était si sombre qu’elle semblait vibrer et ses yeux noirs voulaient absorber la seule amie de Séléné : la lumière blanche.
La jeune femme ne savait comment réagir. Alors elle fit la seule chose qu’elle savait faire. Elle dansa.
Elle glissa sur le côté du nouvel arrivant, la main glissant sur son torse nu. Elle se faufila derrière lui et tourna autour, colonne vertébrale cambrée, bras arqués, jambes tendues. Il restait immobile, comme subjugué.
Elle continuait sa danse, glissant ses doigts immaculés le long de son corps totalement dénudé. Elle le découvrait comme un nouveau-né pose ses yeux sur le monde. Elle buvait du regard son visage rêveur, gravait dans sa mémoire le contour de ses mâchoires. Alors qu’elle tournait, ses interminables cheveux blancs glissaient contre les flancs de son spectateur.
Brusquement, comme éveillé par la caresse, il bougea. Ses bras puissants saisirent Séléné à la taille et elle s’éleva dans les airs avec un soupire de contentement et de surprise.
Instinctivement, elle sut. Elle sut qu’elle devait se tendre, rester immobile, profiter.
Puis il la fit retomber comme si elle ne pesait qu’un drachme avant de la récupérer pour la faire voler de plus belle. Il la serra entre ses bras un long moment avant de la faire glisser au bout de la scène. Elle emporta avec elle l’odeur d’herbe fraichement coupée qui collait à la peau du danseur. A peine fut-elle arrivée qu’elle repartit de plus belle, sautant sauvagement sur l’homme qui la réceptionna et la serra plus fort encore. Elle glissa dans son dos et le chevaucha comme un fier destrier. Il la fit basculer devant elle et elle laissa tout le haut de son corps pendre dans le vide, les jambes fermement enroulées autour de ses épaules.
Puis il la fit tourner.
Pour la première fois, Séléné regardait le plafond.
Pour la première fois, Séléné distinguait les élégants barreaux qui constituaient sa prison dorée.
Pour la première fois, Séléné aimait l’immobilité.

Elle sortit de sa léthargie quand ses reins touchèrent le bois de la scène.
Puis tout s’immobilisa.
Elle se noya dans le regard sombre de l’homme, perdit ses mains dans ses cheveux ébène, fondit ses lèvres dans les siennes. Lorsque les pans de sa tunique commencèrent à chuter le long de ses frêles épaules, Séléné n’eut pas peur.
Lorsque les mains du dieu glissèrent le long de ses courbes, Séléné gémit de bonheur.
Mais la danse ne s’arrêtait pas.
Chorégraphie millimétrée.
Basculement de bassin.
Revirement.
La voilà sur le dessus, nue, ses seins offerts à son bel amant, ses mains posée sur son torse puissant. Il renâcla mais elle le tut d’un geste.
Séléné semble renaître.
Elle fit glisser son bassin jusqu’à laisser doucement son corps se fondre dans celui, diamétralement plus sombre, du dieu. Elle ondulait son bassin avec le désespoir de la danseuse pendant le final d’un ballet. Elle griffait le ventre de son bel éphèbe et prenait son visage en coupe dans ses mains.
Il avait posé une main sur sa hanche, la seconde sur son sein. Et il murmurait des poèmes, susurrait à son oreille les plus belles paroles.
Il louait sa beauté, sa grâce, sa perfection.
Mais plus que ses mots, ses yeux disaient tout.
Ces yeux là même qui s’écarquillèrent de surprise quand vint la jouissance.
Séléné avait rompu le contact.
D’infinie gouttelettes immaculées tâchèrent le torse sombre du dieu alors qu’elle se levait en toute hâte, comme rongée par le remord.

Hypnos, dieu de la nuit, n’eut le temps d’esquisser un geste.
Un éclair de foudre transperça le corps de la fragile créature qui l’avait ensorcelé.
Zeus avait punit l’affront.
Et jamais plus la boite à musique ne jouerait de sa mélodie délicieuse.


Depuis lors, on dit qu’Hypnos est taciturne, qu’il est cyclique et lunatique.

Et depuis cette nuit-là, le ciel nocturne, royaume du dieu blessé, se serait paré en souvenir de milliers de taches blanches éclatantes et d’une autre, plus ronde et plus grande que les autres qui, inlassablement, danse dans l’obscurité.