(Oh et, en bonus, sûrement la meilleure scène de Syrup : http://www.youtube.com/watch?v=vO8jBcL0oAQ )
« ... Et tous les matins, je
me construis. Tous les matins je façonne encore et encore cette même image de
moi-même à laquelle tout le monde adhère chaque jour un peu plus avec la même
ardeur. Tous les matins je me maquille, je coiffe mes boucles savamment
travaillées, je peins mes lèvres de rouge, couleur largement employée car
excitant cette zone très précises du lobe cervical qui rappelle chaleur,
sensualité et sexualité. Et puis j’enfile une robe qui va mouler parfaitement
ce corps que je m’efforce de faire épouser aux normes et aux dictats
d’aujourd’hui. Ensuite, toujours en accord avec ces canons de beauté, je me
bousille les chevilles en me perchant sur des escarpins et voilà. Je suis
parfaite. Parfaite. Et tellement loin d’être moi. Je suis une image, une statue,
une œuvre d’art qu’ils exhibent et je m’en contente. Contentais. Je croyais
être heureuse. Je croyais être un joyau. Leur joyau. Leur diamant, leur rubis,
leur émeraude, la fine pierre précieuse ciselée avec un tel pointillisme
qu’elle en devenait hors de prix. J’avais tord. J’avais tellement, tellement
tord. Tu sais ce qui me fascine le plus avec les diamants ? Leur valeur. Pourquoi ? Pourquoi leur
accorder un tel prix ? Quelle est la finalité d’exhiber cette vulgaire
pierre là comme un artefact incommensurablement cher ? Parce que c’est
brillant ? Parce que c’est rare ? Parce que c’est translucide ?
Non. Rien de tout cela. Parce que les diamants diffractent la lumière. Ils
transforment un banal et médiocre rayon de lumière blanche en une infinité de
rayons colorés. Un peu comme moi. Je me trompais. Je n’étais pas leur diamant.
J’étais le rayon de lumière et ils étaient mon prisme. Ils m’ont diffractée. Et
je suis devenue désirable. Brillante. Irrésistible. Tu vois, je pensais faire
de la pub. Mais j’étais de la pub. Je me moquais de ces masses stupides qui
achètent à en perdre la raison, m’estimant bien loin de cette frénésie de
consommation. Mais j’étais tellement dans le faux. La société de
consommation ? Je suis en plein dedans. »
Sa voix eut un raté. Comme un
train qui déraille, une machine qui tombe en tas de ferraille.
« Tu vois, je crois que
c’est pour ça que j’en suis là. J’ai dérapé. J’ai merdé. J’ai cru que tout
n’était que science, calculs et manipulation mais c’est beaucoup plus fin. Plus
subtil. Plus psychologique. Nous ne vendons pas des produits. Nous vendons des
personnalités. Des gens se construisent autour de ça. Ils se créent toute une
vie à graviter autour des conneries qu’on leur fait ingurgiter. Ils se sentent
spéciaux. Originaux. Uniques. Mais chéri, tout le monde est unique ! C’est
tout le ressort dramatique de notre société. On se sent exceptionnel. On se
sent incroyable. On se sent invisible. Mais au final. Au final quoi ? Il
suffit d’une balle ? Un saut, une chute, une bagnole, un virus, une
bactérie, un putain d’objet contondant que l’avocat de ta famille brandira
fièrement devant les jurées en hélant avec hargne la culpabilité du type qui
t’aura fracassé la gueule pour récupérer ton iPhone. Ton iPad. Ton iPod. Au
final il aura juste une iCellule. Avec une iVie ruinée. Et toi tu seras mort.
Sans avoir eu le temps de dire « aïe ». Alors on accuse ce pauvre
type qui s’est jeté sur toi. On l’accuse d’être pauvre, d’être nécessité,
d’être lui. On l’accuse d’avoir besoin de manger quand toi t’as besoin d’un
iPhone pour t’épanouir. On a tord. On devrait nous accuser nous. Moi, toi,
nous. Ceux qui passent leurs journées à vendre quoi ? De la bouffe, du
sexe, de la merde. Et tout ça consciencieusement. Avec la couverture médiatique
la plus totale. C’est un bal masqué. Une valse de l’hypocrisie. Un tango des
faux semblants. Et moi je sais pas danser ! Je sais plus danser ! Je
suis fatiguée de danser. Je m’affale sur la piste de danse et les projecteurs
du monde me dénudent aux vues et aux sues du premier spectateur venu. Je serai
l’oiseau brûlé. Ils parleront de moi comme une énième victime d’un milieu qui
applique trop de pression sur ses employés. Mais c’est faux. C’est tellement
faux. J’aurais pu continuer des années comme ça. J’aurais pu contenir ma nausée
quarante, cinquante, soixante putain d’années encore. Mourir en Prada. Dans un
cercueil Dior. Enterrée par une pelle Chanel. Consécration d’une icone de la
publicité : mourir baignée dans ce que j’aurais passé ma vie à vendre, ou
tout du moins à donner l’envie d’acheter à des ménagères ménopausées et
dépassées par leur vie de merde, les cernes plus lourds que leur portefeuille.
Ca aurait été beau. Vraiment. Mais je crains d’avoir échoué à contenir ma
gerbe. Je vomis ce monde, je vomis mon job. Je vomis. Tout simplement. »
Le vent fouettait son visage et
des larmes de colères dévalaient ses joues pour s’envoler dans l’air glacé de
New York. Il ne bougeait pas. Il savait qu’il n’avait rien à faire. Juste à
l’écouter. La laisser parler puis la raisonner.
Il entendait le tumulte de la
civilisation, loin en contrebat, même à cette heure de la nuit. Le visage de la
jeune femme n’était éclairé que par la lumière crue des immenses panneaux
publicitaires qui habillaient Time Square, éclairage d’une ironie palpable.
« Voilà. Au moins maintenant
tu sais tout, tu peux arrêter. »
Il appuya sur le bouton de la
caméra qui arrêta l’enregistrement.
Elle l’empêcha de dire quoi que
ce soit.
« Je n’avais pas envie de
choquer une fois de plus les enfants en leur exhibant une fois de plus violence
et mort dans le simple dessein de faire passer une idée. Merci pour tout ce que
tu as fait. Adieux. »
Et Amanda pressa la détente.
La balle traversa son crâne en
moins d’une une milli seconde, éclaboussant le visage de celui qui avait
accepté de filmer ses derniers mots.
Et le corps nu d’Amanda Slives,
directrice Marketing de la plus grande agence de pub au monde tomba dans le
vide.
La chute sembla interminable.
Le corps eut le temps de fendre
l’air, retenant l’attention de tous en contrebat, laissant à celui resté sur le
toit le temps de hurler à la mort et de poster sur tous les réseaux sociaux la
vidéo.
Et puis il se disloqua sur le
bitume, laissant à tous le loisir de lire ce qui était inscrit en lettres
sanguines sur ce corps autrefois parfait :
« I AM
A SINNER. NOT A DIAMOND. I AM A PUBLICIST. »