On dirait que le spectacle du Cirque du Soleil à Paris m'a pas mal inspiré puisque me voilà un peu sorti de mon blocage pour vous proposer ce petit texte.
Amour.
La jeune femme appliqua doucement
le morceau de coton sur son visage et essuya l’encre noire qui salissait ses
joues. Ses doigts mal assurés frémissaient contre ses pommettes, emportant dans
leur sillage la trainée sombre baignée par les larmes qui formait quelques
minutes plus tôt encore son maquillage. Elle leva les yeux vers le grand miroir
habillé de lumières crues qui baignaient son visage de lueur.
Elle se trouvait laide.
Ses lèvres trop grosses, son nez
trop droit, ses yeux trop clairs, ses cheveux trop bouclés, sa mâchoire trop
carrée, son menton trop pointu.
Elle se haïssait.
Ses mains bondirent pour
barbouiller le miroir de rouge, évacuant ainsi toute sa hargne contre ce pauvre
morceau de vitre.
Et puis, seule dans sa loge, elle
effaça les dernières traces de son instant de faiblesses, de son sursaut de
conscience. Elle couvrit son visage d’une nouvelle couche de mensonge. Elle
alourdit ses cils, peignit ses lèvres, rosit ses joues, brossa ses mèches
sauvages.
Elle ferma les yeux quelques
instant et souffla profondément, pour calmer le rythme de son cœur lancé au
triple galop. Elle savait ce qu’elle avait à faire. Tout était minuté, réglé à
la seconde. Elle n’avait qu’à exécuter comme c’était prévu. Et tout irait bien.
Tout irait pour le mieux.
La jeune femme se leva
brutalement, renversant sa chaise.
Elle fit glisser son peignoir de
ses frêles épaules et enfila le justaucorps couleur chair qui lui collait tant
à la peau. Une fois la fermeture remontée, elle inspira une nouvelle fois
profondément et sortit de sa loge.
Elle avança sur le chemin de la
scène, croisant les triplées contorsionniste, dans une nouvelle dispute plus
violente encore que les précédentes. Si similaires d’apparence et si
divergentes de caractère. Elle fit glisser sa main sur l’épaule du clown qui
finissait son verre de whiskey, noyant au passage dans son estomac les petites pilules
qui à elles seules lui permettaient de tenir sur le fil, comme un funambule
inexpérimenté.
Ses doigts se serrèrent un peu
plus sur sa clavicule et il lui répondit en levant les yeux vers elle,
esquissant un sourire fatigué. Il était si épuisé de feindre la joie sur les
planches qu’il ne s’y essayait plus en coulisses.
Elle continua son chemin jusqu’à
la tortueuse échelle qui filait vers la voûte du chapiteau. Barreau par
barreau, elle gravit l’édifice jusqu’à se hisser à son fait. Elle s’avança
doucement sur la passerelle. A quelques centimètres de plus, le vide. Elle en
était si habituée qu’elle ne jeta même pas un œil au précipice. Elle tutoyait
la mort avec la désinvolture d’une âme damnée.
Puis vint son tour, enfin.
« Mesdames et messieurs
préparez-vous maintenant à trembler de frayeur ! Pour vous ce soir et en
exclusivité, la Veuve Noire ! »
Elle soupira.
Il n’y avait rien d’exclusif à
répéter tous les soirs avec la même cadence effrénée le même numéro mortel.
Les mains de la Veuve se
serrèrent contre le grand drap rouge qui venait de tomber du plafond juste pour
elle. Elle calma les tremblements de ses phalanges en soufflant. Elle
était incertaine. Pourtant elle était prête. Elle se savait prête. Elle n’avait
jamais été aussi prête.
« Elisa, bouge, t’attends
quoi là-haut ?! »
Sursaut. Prise de conscience.
Elle se laissa tomber, les mains
glissant le long du drapé.
Un cri de panique général agita
le public alors que son corps décrivait une chute macabre. Et puis, au dernier
instant, ses mains se serraient, brulant son épiderme mais contrecarrant la
gravité assassine. Les spectateurs eurent un soupir de soulagement et, déjà,
elle remontait, à la force de ses bras. Ses mains s’enroulèrent dans le tissu, puis
ses jambes, puis tout son corps. Elle tissait son cocon comme toujours. Elle se
laissa alors pendre dans le vide, tête retournée, comme en attente de muer en
un gracile papillon et prendre son envol. Elle s’agita et tourna rapidement
pour se sortir de son cocon de soie et tomber de plusieurs mètres avant de se
retenir in extremis par la cheville.
Applaudissements tonitruants.
Le numéro continua encore
plusieurs minutes de la même façon. Elisa volait dans les airs. Elle louvoyait
avec le vide. Elle caressait les planches dans ses chutes pour remonter de plus
belle vers la voute du chapiteau. Elle dansait dans les airs avec l’aisance d’une
araignée ballotée au bout de ses fils. A mesure que le temps passait, tout s’effaçait
de son esprit. Seule demeurait la chute du numéro, le dernier mouvement, celui
qui vous donnait de tels frissons que votre corps semblait passer de trente-sept
à zéro degrés puis à cinquante en une fraction de seconde.
Enfin.
Il arrivait.
Elle se hissa une dernière fois,
plus haut encore que précédemment.
Le public se taisait, l’orchestre
cessait de jouer, la tension était palpable. Elle ramena près de son corps
toute l’étoffe qu’elle put puis l’enroula autour de son corps rompu par l’entraînement.
Elle savait exactement quoi faire.
Une fois totalement bercée par la
soie, dans un silence total, Elisa se laissa tomber.
Son corps décrivit des arabesques
majestueuses, roulant dans le tissu pour filer vers le sol.
Le public retenait son souffle.
Allait-elle réussir à se retenir, allait-elle rencontrer la dure réalité
terrestre et se briser le cou ? Elisa tutoyait la mort.
Mais elle n’atteignit pas le sol.
Au début, ils applaudirent.
Puis ils se rendirent compte.
Avec brio, Elisa avait effectué
son dernier numéro, comme minutieusement prévu.
Et le drap qui l’avait emprisonné
tant d’années durant, l’avait libérée.
Ci ne gisait pas Elisa, flottant
dans les airs, uniquement retenue par un ferme mais élégant nœud, solidement enroulé autour de sa gorge fragile.