Les planches ne grinçaient pas au
contact délicat de ses orteils.
Les rideaux ondulaient avec
douceur à chacun de ses mouvements et ses cheveux argentés volaient dans les
airs comme au ralenti, portés par la même brise dont elle semblait faite. Sa
peau laiteuse tranchait violemment avec le noir dévorant du décor et son corps
couvert d’un pan de tissu immaculé voletait autour d’elle, gracile. Ses
mouvements semblaient aériens. Son corps sans densité.
Séléné volait plus qu’elle ne
dansait.
Ses pieds virevoltaient sur la
scène, quittant le bois par à coup pour mieux y retomber une fraction de
seconde plus tard. Elle tournait à en perdre la tête, bondissait à n’en plus
finir, se mouvait avec plus de douceur qu’un nuage, avec toutefois une
précision chirurgicale.
C’était ainsi que les dieux l’avaient
voulue. Seule, perdue sur cette estrade à danser à n’en plus finir pour leur
divertissement, le corps inondé par un rai de lueur d’une blancheur pure. Sa
peau semblait s’être accordée à ce faisceau opalescent qui lui éclaboussait le
visage dès qu’elle levait ses yeux azur.
Séléné était le joyau de l’Olympe.
La poupée de cire dont on ne se lasse jamais. La minuscule figurine
pointilleuse qui s’agite sur une mélodie merveilleuse sitôt que l’on ouvre la
boite à musique.
Elle dansait sans jamais regarder
ailleurs que le lointain. Séléné ne regardait que l’horizon, l’avenir, le
devant. Elle se jetait au sol pour mieux s’élever vers sa destinée, tournoyait
à l’Est pour être irrévocablement attirée de nouveau vers le devant de la
scène.
Et jamais Séléné ne s’arrêtait.
Jamais Séléné ne ressentait
fatigue, ennui ou lassitude.
Jamais Séléné ne se sentait
seule.
C’était une nuit comme les
autres, et Séléné dansait de plus belle, jalousement gardée dans le palais de
Zeus qui pour l’heure avait d’autres préoccupations. Elle ne dansait pour
personne. Nul œil ne se posait sur elle mais elle se mouvait dans son espace
comme à son habitude.
Alors qu’elle s’apprêtait à se
jeter de côté, bras en arabesque, corps tendu par l’effort et la rigueur de la
danse, quelque chose se brisa dans sa vie.
Un bras puissant heurta son
bassin et Séléné s’arrêta.
Pour la première fois, Séléné s’arrêta.
Son corps se figea alors. Ses
yeux s’écarquillèrent. Tous ses muscles se tendirent. Elle était bandée comme
un arc, prête à décocher une flèche meurtrière sur quiconque l’avait arrêtée.
Puis elle tourna les yeux et le monde s’arrêta de tourner. Seul son cœur battait
le rythme.
Il était grand, large d’épaules,
bâti comme tous les autres dieux. Il était parfait. Sa peau était si sombre qu’elle
semblait vibrer et ses yeux noirs voulaient absorber la seule amie de Séléné :
la lumière blanche.
La jeune femme ne savait comment
réagir. Alors elle fit la seule chose qu’elle savait faire. Elle dansa.
Elle glissa sur le côté du nouvel
arrivant, la main glissant sur son torse nu. Elle se faufila derrière lui et
tourna autour, colonne vertébrale cambrée, bras arqués, jambes tendues. Il
restait immobile, comme subjugué.
Elle continuait sa danse,
glissant ses doigts immaculés le long de son corps totalement dénudé. Elle le
découvrait comme un nouveau-né pose ses yeux sur le monde. Elle buvait du
regard son visage rêveur, gravait dans sa mémoire le contour de ses mâchoires.
Alors qu’elle tournait, ses interminables cheveux blancs glissaient contre les
flancs de son spectateur.
Brusquement, comme éveillé par la
caresse, il bougea. Ses bras puissants saisirent Séléné à la taille et elle s’éleva
dans les airs avec un soupire de contentement et de surprise.
Instinctivement, elle sut. Elle sut
qu’elle devait se tendre, rester immobile, profiter.
Puis il la fit retomber comme si
elle ne pesait qu’un drachme avant de la récupérer pour la faire voler de plus
belle. Il la serra entre ses bras un long moment avant de la faire glisser au
bout de la scène. Elle emporta avec elle l’odeur d’herbe fraichement coupée qui
collait à la peau du danseur. A peine fut-elle arrivée qu’elle repartit de plus
belle, sautant sauvagement sur l’homme qui la réceptionna et la serra plus fort
encore. Elle glissa dans son dos et le chevaucha comme un fier destrier. Il la
fit basculer devant elle et elle laissa tout le haut de son corps pendre dans
le vide, les jambes fermement enroulées autour de ses épaules.
Puis il la fit tourner.
Pour la première fois, Séléné
regardait le plafond.
Pour la première fois, Séléné
distinguait les élégants barreaux qui constituaient sa prison dorée.
Pour la première fois, Séléné
aimait l’immobilité.
Elle sortit de sa léthargie quand
ses reins touchèrent le bois de la scène.
Puis tout s’immobilisa.
Elle se noya dans le regard
sombre de l’homme, perdit ses mains dans ses cheveux ébène, fondit ses lèvres
dans les siennes. Lorsque les pans de sa tunique commencèrent à chuter le long
de ses frêles épaules, Séléné n’eut pas peur.
Lorsque les mains du dieu
glissèrent le long de ses courbes, Séléné gémit de bonheur.
Mais la danse ne s’arrêtait pas.
Chorégraphie millimétrée.
Basculement de bassin.
Revirement.
La voilà sur le dessus, nue, ses
seins offerts à son bel amant, ses mains posée sur son torse puissant. Il renâcla
mais elle le tut d’un geste.
Séléné semble renaître.
Elle fit glisser son bassin jusqu’à
laisser doucement son corps se fondre dans celui, diamétralement plus sombre,
du dieu. Elle ondulait son bassin avec le désespoir de la danseuse pendant le
final d’un ballet. Elle griffait le ventre de son bel éphèbe et prenait son
visage en coupe dans ses mains.
Il avait posé une main sur sa
hanche, la seconde sur son sein. Et il murmurait des poèmes, susurrait à son
oreille les plus belles paroles.
Il louait sa beauté, sa grâce, sa
perfection.
Mais plus que ses mots, ses yeux
disaient tout.
Ces yeux là même qui s’écarquillèrent
de surprise quand vint la jouissance.
Séléné avait rompu le contact.
D’infinie gouttelettes immaculées
tâchèrent le torse sombre du dieu alors qu’elle se levait en toute hâte, comme
rongée par le remord.
Hypnos, dieu de la nuit, n’eut le
temps d’esquisser un geste.
Un éclair de foudre transperça le
corps de la fragile créature qui l’avait ensorcelé.
Zeus avait punit l’affront.
Et jamais plus la boite à musique
ne jouerait de sa mélodie délicieuse.
Depuis lors, on dit qu’Hypnos est
taciturne, qu’il est cyclique et lunatique.
Et depuis cette nuit-là, le ciel nocturne,
royaume du dieu blessé, se serait paré en souvenir de milliers de taches
blanches éclatantes et d’une autre, plus ronde et plus grande que les autres
qui, inlassablement, danse dans l’obscurité.