Pour le premier texte de la série, c'est par ici !
A écouter avec ça.
La feuille virevoltait doucement,
caressant l’herbe verte, glissant le long des graviers clairs, décollait
parfois brusquement pour presque atteindre ce réverbère qu’elle tutoyait
parfois quand son amie tempête l’y poussait pour finalement retomber embrasser
la terre qu’elle ne côtoyait que trop souvent depuis que l’automne s’était
installé.
La jeune femme observait le
ballet magnétique de la petite feuille avec un regard lointain. Ses yeux
chocolat suivaient le petit morceau de rien valdinguer d’un bout à l’autre du
grand parc avec un mouvement qui ferait presque penser à de la joie. La nature
mourait mais semblait joyeuse. Doux paradoxe de cette fin d’été. Les arbres
rougissent, les joues des enfants aussi, vite couverte d’une grosse écharpe.
Et la jeune femme attendait
toujours.
Ses cheveux bruns aussi
virevoltaient, portés par le vent et ses doigts, rosis par la fraicheur de
cette fin d’après midi française, serraient fermement le petit livre en cuir.
Elle l’attend.
Qui ?
Nul ne savait vraiment mais tout
portait à croire qu’elle l’attendait de pied ferme. Elle restait là, le dos
droit sur ce petit banc vert, coincée dans un minuscule espace de verdure au
cœur d’une capitale qui noircit le ciel du monde un peu plus à chaque seconde.
Le soleil entamait doucement sa
longue descente et ses rayons bas caressaient son petit visage mutin. De
concert avec la nature, son regard s’illumina.
Il arrivait.
Elle distinguait sa démarche
rapide, sa carrure, ses cheveux bruns en bataille, son sourire. Ce sourire qui
la faisait s’envoler à des kilomètres au dessus du sol. Elle se lève
brusquement du banc. Elle s’élança vers le jeune homme, une euphorie totale
peinte sur son visage aquarelle. Ils incarnaient le bonheur réuni. Leurs lèvres
s’épousaient, leurs langues se caressaient, leurs doigts se touchaient avec
ardeur.
Comme si le monde s’était mis en
sourdine juste pour observer ce duo merveilleux se réunir.
Une main se pose sur la sienne,
parcheminée. Elle détache son regard des deux amants retrouvés et lève ses yeux
bleus acier sur celui qui s’assoit à côté d’elle.
« T’en as mis du
temps. »
Elle a les cheveux blancs. Lui
aussi. Il est rasé de près, sent bon le parfum et est d’une élégance
redoutable. Elle a mis sa plus belle robe et s’est accordé un peu de rouge sur
ses lèvres.
Il lui lance un sourire puis
active le tourne-disque.
Elle entrelace ses doigts dans
les siens.
Quatre-vingt ans de folie.
Elle se serre contre lui alors
qu’ils évoluent doucement sur la piste improvisée. Quelques badauds s’arrêtent,
habitués ou simple curieux. C’est comme un rituel. C’est simpliste. Doux et
léger. Mais d’une nécessité absolue.
La vieille femme colle ses lèvres
contre le cou de l’homme de sa vie.
« Dis, tu m’aimes
encore ? »
Ils se déplacent toujours
doucement. Elle place son bras autour de sa taille. Il prend son temps.
« A jamais. A vingt ans. A
quatre-vingt. Après. »
Elle lui lance un regard
brillant.
« Vraiment ?
Après ? »
Le rythme du disque change et
s’accélère. Les deux danseurs suivent la cadence. La valse évolue en un tango
lent puis de plus en plus rapide, de plus en plus fusionnel.
Ils ont fait ça toute leur vie.
Ils ont été façonnés pour le
faire.
Ils sont faits pour être deux.
Pour danser à deux. Pour s’aimer. Faits pour se compléter. Faits pour, chaque
soir, répéter les mêmes gestes devant des dizaines de spectateurs dont ils se
fichent bien. Ils sont là pour savourer chaque bouchée de cette vie qu’ils ont
consumé jusqu’à la dernière cendre.
« Après aussi. »
Elle éclate de rire alors que
tout s’accélère et qu’il la fait voler de l’autre côté. Elle lève sa jambe, il
approche ses lèvres des siennes et ils s’embrassent.
Les applaudissements explosent de
toutes parts.
Ils s’en fichent.
Le soleil se meurt.
Isidora aussi sait que, bientôt,
comme l’astre, elle tirera sa révérence après une longue journée. Longue comme
une vie bien remplie.
Mais elle sait aussi que le
rideau se lèvera à nouveau.
Que la journée recommencera.
Qu’elle le cherchera à nouveau.
Et que tout sera différente à
nouveau.
Tout sera mieux.
Tout sera pire.
Tout sera eux.
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