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Le moteur vrombit comme un félin hargneux. La bécane hurlait
de plaisir, dévorant l’asphalte avec vigueur. Le conducteur sentait les bras de
sa passagère se resserrer contre sa taille, guidés à la foi par l’appréhension
et l’excitation du moment. Les ongles noirs de la jeune femme s’agrippaient au
cuir de la veste de celui qui tenait sa vie entre ses mains. Et elle trouvait
ça diablement endiablant.
Ses cheveux fouettaient l’air avec violence, le vent
cinglait sa peau dénudée et faisait gonfler son débardeur comme la voile d’un
bateau. Elle avait l’impression qu’elle allait s’envoler, qu’ils allaient tous
les deux s’envoler.
Elle blottit son visage dans le creux de la nuque du motard,
laissant le paysage défiler en tâches floues orange et jaune.
Indirectement, elle absorbait chaque parcelle de la route,
chaque creux, chaque fissure, chaque particule de bitume. Son corps ne devenait
qu’une extension de la machine, épousant les courbes du cuir de la selle comme
de la veste de celui qui la conduisait au paradis.
Le mugissement de la bécane se fit decrescendo avant de
s’arrêter doucement.
La jeune femme descendit de l’engin, suivit de prêt pas son
conducteur qui retira son casque et replaça ses longs cheveux châtains. L’homme
eut un sourire heureux en jetant au sol sa veste et ses gants.
Et puis ?
Et puis rien.
Ils restèrent là plusieurs minutes, à s’imprégner. Les pins
gigantesques les enfermaient dans ce qui semblait être l’endroit le plus retiré
du monde. Le ciel était d’un bleu tranchant, presque blessant pour l’œil,
uniquement percé de quelques cumulus lascifs. L’air était glacial et des
volutes de fumée s’échappaient des lèvres bleuies de la jeune femme.
Puis tous deux s’entreregardèrent et, sans un mot, ils
surent que c’était l’instant.
Le jeune homme retira son t-shirt en lin, puis son jean. Son
accompagnatrice retira son débardeur, son pantalon et tout ce qu’elle portait
pour le rejoindre. Ils se prirent la main et se mirent à courir. Leurs pieds
s’enfonçaient dans l’humus frais et les fougèrent caressaient leurs mollets
nus.
Et puis ?
Et puis ce fut l’impact.
Leurs corps entrèrent brusquement en contact avec le lac.
L’eau éclaboussa les deux fauteurs de
trouble. Quelques oiseaux décolèrent de leur perchoir alors qu’ils
s’immergeaient totalement dans l’eau turquoise du lac.
Le bruit ne fut alors plus qu’un lointain souvenir.
Ils ouvrirent les yeux dans l’eau claire et leurs doigts
s’enlacèrent plus fort encore.
Lorsque leurs poumons parurent imploser, ils s’extirpèrent
de l’eau avec vigueur, se rappelant à regret de la fraicheur de décembre, le
visage hors de l’eau brûlante.
« Roxane ? »
Elle tourna son doux visage vers lui, ses grands yeux bleus
attentifs.
« Là je me sens bien. »
Elle eut un sourire doux et caressa son torse tatoué. Elle
ne dit rien. Ils se laissèrent flotter à la surface du lac, le dos réchauffé
par la source bienveillante, la face frigorifiée par l’agressif climat
norvégien.
Et puis ?
Et puis le temps fut distendu.
Ils restèrent là des heures à ne contempler que ce carré de
ciel bleu découpé par la cime des pins, à inonder leur rétine de cette nature à
couper le souffle, à s’exposer dans la plus grande faiblesse humaine à ce monde
si imposant, si dominant.
Ils se sentaient deux fœtus dans l’utérus du monde.
Le corps immergé dans le plus berceau sein de la planète.
Roxane fut la première à sortir de l’eau.
Il la suivit sans rien dire, admirant son dos paré de mille
dessins à la signification si particulière, si précise que la jeune femme devenait
une longue histoire à découvrir, parcourir, relire encore et encore jusqu’à la connaître
sur le bout des doigts.
Ils se séchèrent puis allumèrent un immense feu.
Prise par une certaine pulsion, Roxane se leva et, vêtue
d’un pantalon souple et d’un gros pull, commença l’ascension d’un arbre.
Et puis ?
Et puis il la suivit, bien sûr.
Ses mains s’agrippèrent à l’écorce rêche du pin, ses pieds
s’appuyaient sur les branches, son front effleurait le bout des aiguilles. La
grimpe fut longue et éprouvante. Mais Roxane ne s’arrêta pas une seule seconde.
Elle ne trembla pas un seul instant, n’hésite pas une simple fois. Elle avait
la lune dans le viseur et rien ne l’empêcherait de s’y accrocher.
Après de longues minutes, ils atteignirent le sommet qui
ploya quelque peu sous leur poids. Roxane eut un sourire malicieux.
« C’est magnifique » souffla-t-il.
« N’est-ce-pas ? »
Et puis ?
Et puis elle ne répondit rien.
Elle observait les centaines de milliers d’étoiles qui
s’étendaient là haut, parant la voûte céleste de ses plus beaux diamants. Elle
ne répondit rien, comme à l’accoutumée.
Elle ne répondait rien.
Il lui vola un baiser salé.
Elle pleurait de ne pas lui répondre.
Elle pleurait pour sa voix.
Roxane la muette se noyait dans l’océan étoilé qu’était le
ciel de la Norvège.